Essaouira, son histoire et sa culture

 





 

La ville frémit comme un être vivant sous les fracas des houles. La prière des minarets se répand dans la lumière froide du crépuscule, en écho à la prière cosmique du firmament. Le chien noir qui aboie en bas de la citadelle effraie les oiseaux de nuit et les fenêtres closes. Une étoile polaire scintille au-dessus du rayon vert. Des ombres, tous les soirs, viennent sur les remparts contempler les îles. Frêle humanité qui semble surgir des temps antiques, accentuant l'aspect fantomatique de la ville.

Avec le jour qui point, les gnawas disent pour annoncer la fin de leur
rituel nocturne de la lila : "Ban Dou" (la lumière est apparue). Et au moment de terminer ce livre, je me suis souvenu de cette nuit où une chikha chantait :

"Ton œil, mon œil
Enlace-la pour qu'elle t'enlace
L'aurore me fait signe
Le bien-aimé craint la séparation."

Mogador Aicha et Zora Danceuse edition la civetteMogador Aicha et Zora Danceuse edition la civette

J'ai eu alors le déclic de changer le titre initial de "Sociétés sans horloge", qui me semblait trop ethnologique, inutilement académique et quelque peu ambigu, en choisissant finalement "L'aurore me fait signe", qui correspond mieux à ma démarche ethno-poétique, qui s'apparente davantage à une "quête" qu'à une enquête. J'écrivais ainsi dans mon journal de route, du vendredi 22 mars 1984 : Il fait encore sombre. Les baluchons et les peaux brûlées trahissent l'origine paysanne des voyageurs : "Vas-y pour changer d'air ; la forêt est le poumon de la ville ; elle réactivera en toi la joie de vivre et d'écrire", me dit mon père. La route file droit devant nous ; vers l'Afrique ancienne, vers le Maroc de l'aube. Je cherche des idées neuves qui surgissent de ma pensée comme l'herbe fraîche au milieu de la rosée. Je me surprends à la recherche d'une langue inexistante pour échapper au "français".

Comment décrire ces envolées elliptiques d'une multitude de goélands qui déchirent un brouillard azuré au-dessus d'une plage déserte ? Mais je ne trouve pareil aux Pierres, que des mots tellement usés... Mon âme est emmurée dans de vieux concepts, mon âme cherche une issue... Dès ma naissance ma langue m’a été volée... Il faut tout recommencer, tout repenser... La dérive au pays des Regraga est une issue bénie... Tout ce livre a pour démarche, la « dérive » : dérive vers le cap Sim, dérive vers le piton rocheux d’El Jazouli, dérive vers les rivages de pourpre en quête de cet aurore glorifié par Ben Sghir dans sa qasida de Lafjar (aurore):

"Vois le ciel au-dessus de la terre, source de lumière
Les habitants de la terre ne peuvent l’atteindre
Guerre des hommes, ô toi qui dors,
Vois le mouvement des astres
Ils ont éclairé de leur lumière éclatante, les ignorants."

Photo © Abdelkoddous Mouzi (les vents de Mogador)

Dérive enfin, vers ces couleurs que prend l’âme, à l’approche des énergies telluriques de la montagne, vers cette galaxie, où chaque peintre est un univers... Il est pourtant loin le temps où les femmes venaient se débarrasser du mauvais sort, recueillir au nouvel an, les sept vagues de l’aube.... Peut-être, en effectuant moi-même « le pèlerinage du pauvre » chez les Regraga, je ne faisais qu’emprunter la voie de mes propres ancêtres ?

C’est cette dimension affective du temps qui resurgit de l’oubli, cette déflagration du souvenir, qui donnait sa dimension mystique à mon équipée. Mais déjà le centre solaire doré du mythe dérive avec ses pieds calleux et ses haillons dans la linéarité irréversible de l’histoire. Comme il ne s’agit pas d’un recueil de poésie, mais d’un parcours à travers le Sud profond, « un parcours du dedans », il fallait contextualiser en sous-titre, avec « le pays de l’arganier », l’arbre fétiche qui caractérise tout le Sud-Ouest marocain.

Je signais à Casablanca cet avant-propos en le datant de la nuit du destin, 27 Ramadan 1429 correspondant au dimanche 28 septembre 2008, jusqu’à ce dimanche veille du 1er Ramadan 1432 correspondant au lundi 1er août 2011 où ma fille Sarah me posa cette question :

-         Comment tu appelles ton livre papa ?

 J’ai répondu :

-         "Rivages de pourpre" avant de me rétracter : non plutôt « Nostalgie de Mogador » (une manière d'évoquer "la nostalgie des origines")… 
-          Ce n’est pas ainsi que tu l’avais appelé initialement : rappelles-toi, c’était plus jolis, avant ? 
-          Ah, oui, ça me revient : « l’aurore me fait signe ». Tu trouves que c’est plus beau ? 
-         Oui, c’est plus poétique en tous les cas… 
-          Alors désormais ça sera « l’aurore me fait signe »… 

Quand souffle le vent du nord, il faut pêcher sur l’îlot de « firaoune », mais quand souffle le vent du Sud, il faut aller jusqu’à la grande île. Les goélands y forment une véritable voie lactée aux milliers d’ailes qui vibrent avec douceur, comme des prières bercées par les vagues. 

Maintenant à Casablanca, nous avons déménagé, moi, ma sœur et ma fille, dans un nouvel appartement, et j’ai dû me rendre tout à l’heure dans l’ancien pour récupérer tous mes  documents : une fois dedans, je n’ai pu m’empêcher de sangloter comme un enfant : mon père et ma mère que je n’ose visiter au cimetière de Casablanca  parce que j’aurai aimé qu’ils soient enterrés sous l’olivier sauvage de Lalla Toufella Hsein, la sainte de la vallée heureuse de Tlit au pays hahî, entre le mont Amsiten et le mont Tama, où j’ai passé toutes les vacances de mon enfance et mon adolescence, au hameau de Tassila, aujourd’hui tombé en ruine et où ma grand-mère maternelle nous offrait le Balghou , à base de blé tendre, d’huile d’argan et de lait de chèvre…  semblent toujours présents dans ce lieu. Le musulman, me dit-on, ne choisit pas sa terre d’élection : il doit être enterré là où la mort l’a surpris. Car la terre entière est temple de Dieu. C’est dans ce vieil appartement de type colonial, qu’on vient d’évacuer comme tous les autres locataires de l’immeuble  lequel sera bientôt rasé, pour faire place à un édifice flambant neuf, répondant mieux à la fièvre immobilière qui s’est emparée de Casablanca , qu’au cours du Ramadan 1986, je me suis rendu compte de la vacuité de mes reportages à Maroc-Soir (où l’on passait du coq-à-l’âne du jour au lendemain), et du même coup de la valeur de mes notes sur le daour des Regraga de 1984-1985 : j’ai alors retiré d’un couffin, que j’avais acheté en pays chiadmî, la dizaine de calepins écrits en français mais aussi en aroubi – le dialecte du pays chiadmî – et je me suis mis à écrire avec frénésie dans une espèce d’extase mystique, d’une manière continue avec seulement quatre heures de sommeil : si bien qu’à la fin du Ramadan, le livre était pratiquement écrit… La journée est également bouleversante par les messages de solidarité et de soutien de mes amis Manoël Pénicaud et Falk van Gaver, qui m’encouragent à écrire ce livre, sans lequel je m’enfoncerais à jamais dans le silence et l’anonymat. Et je me dis en cette journée bouleversante, que les valeurs humaines que j’ai perdues avec la mort de mes parents, je peux les retrouver lorsque le destin vous amène à rencontrer l’amitié et la fraternité humaines. Sans quoi, je le répète, à quoi bon écrire dans un pays qui accorde un sort si peu enviable aux choses de l’esprit…« Le journal de route » que j’ai écrit sur les Regraga, est non seulement un « style », mais un héritage : Chez nous les Arabo-Berbères, et en particulier les Marocains, on excellait uniquement dans la littérature de voyage – le fameux adab Rihla lié au pèlerinage à La Mecque et dont le prototype était celui d’Ibn Battouta, qui décrit son voyage de Tanger à la Chine. 

Famille bourgeoise de Mogador

La société marocaine reste une société de tradition orale : il n’y a pas de reconstruction du réel par le récit. Le vécu ne laisse pas de trace. Or sans traces écrites, selon la conception occidentale, il n’y a ni mémoire ni progrès au niveau de la pensée. L’un des enseignements fondamentaux que j’ai reçu de Georges Lapassade, en menant ensemble, une vaste enquête sur « la parole d’Essaouira » au début des années quatre-vingts, c’est non seulement l’obligation de tenir une sorte de compte – rendu sur les apprentissages de chaque jour, mais surtout la vertu pédagogique du « compte-rendu » : au retour de mon pèlerinage chez les Regraga, il venait chaque soir m’écouter : en lui racontant ce qui s’est passé, je me rendais compte que mon subconscient avait enregistré des faits pertinents à mon insu. Mais sans son écoute attentive, je n’aurais certainement pas produit telle ou telle idée intéressante, comme faire le lien avec « l’essai sur le don » de Mauss, « l’éternel retour » de Nietzsche, ou « l’observation participante » de Malinowski : on produit autant par soi-même que par l’écoute amicale de l’autre. Comme me le disait si bien mon ami Georges Lapassade : dans ton cerveau et dans le mien, il n’y a que de l’eau ; la véritable étincelle jaillit dans l’interaction entre les deux. C’est du dialogue que naît la lumière…

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard que la philosophie naisse du compte rendu que faisait Platon, des dialogues qu’entretenait Socrate avec ses disciples. C’est ce qu’a toujours voulu dire mon père qui me répétait inlassablement que la vérité jaillit comme une lumière des échanges qu’entretiennent les esprits. Ce livre est né de l’échange épistolaire avec mon ami le poète Falk Van Gaver : Il faut, lui écrivais-je, que nous continuons cet échange, jusqu’au jour où en jaillira peut-être de la lumière, en tout cas une voie à suivre, une voix à écouter, un livre à construire. En espérant un jour rencontrer ce « duende » dont parlait si bien Garcia Lorca… « Suivons la lumière », me répondit-t-il.

Une quête spirituelle donc comme c'est souvent le cas chez les poètes marocains.Ainsi de Sidi Kaddour El Alami : il était un maître, et les connaisseurs du melhûn sont ses « adeptes », dans le sens où ils n’ont pas un simple rapport esthétique avec cette poésie, mais un rapport mystique proche de la possession rituelle. Et le producteur de melhûn qu’on appelle Sejaï n’était pas non plus un simple poète, mais un mejdoub, une sorte de fou de Dieu, auquel on élève parfois un mausolée après sa mort. Les initiés – ces priseurs de tabatières, ces joueurs de ronda qui semblent « tuer le temps », sont en fait en quête permanente de la Sjia, cette sorte d’extase, cette voie mystique que la poésie et le chant rendent possible. En ce sens, le melhûn devient un besoin fondamental pour l’équilibre spirituel et psychique de l’individu. Une sorte de « drogue poétique » à laquelle on s’accoutume autant qu’au tabac à priser. C’est en cela que cette poésie diffère fondamentalement de ce qu’on entend généralement par « poésie » dans notre monde moderne : son but n’est pas esthétique, mais spirituel. Une quête du "hal"en somme. Etat de celui qui est possédé par la transe. La confrérie des Ghazaoua chante le hal en ces termes :  

    Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal !  

    Le hal qui me fait trembler !  

    Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ;  

    Ô homme ! Que sa tête est encore vide  

    Ses ailes n’ont pas de plumes  

    Et sa maison n’a pas d’enceinte  

    Son jardin n’a pas de palmier  

    Celui qui est parfait, la calomnie ne l’effleure pas  

    Sidi Ahmed Ben Ali le wali  

    Prends-nous en charge, Ô notre cheikh !  

    Sidi Ahmed et Sidi Mohamed  

    Ayez pitié de nous. »  

Selon Sidi Abderrahman el-Majdoub, le meilleur poète Marocain jusqu’à maintenant qui produisait sa poésie sous l'emprise du "hal" :

« Essaouira périra par le déluge

 Un vendredi ou un jour de fête,

Marrakech est un tagine brûlant,

 Fès, une coupe transparente.... » 

En guise de commentaire à ce quatrain un pèlerin me disait au printemps des Regraga : « On raconte que le Mejdoub était fou. Mais tout ce qu’il disait arrivait. L’œil verra ce que l’oreille entend. On raconte qu’il était fou, mais il voyait avec « l’œil du cœur ». l’œil – la vision du Majdoub – n’est pas simple regard ; il est « l’œil du monde », comme disait Schopenhauer : « le pur connaître »...




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