Les Haddaouis et les Hippies : Sur les Routes de la Liberté et de la Spiritualité à Essaouira

 


Quand j’étais petit, je me souviens que ma mère, lorsqu’elle se mettait en colère parce que je m’étais encore sali, me lançait : « Tu ressembles à un Haddaoui ! ». À l’époque, je ne comprenais pas bien ce que cela signifiait. Pour moi, un Haddaoui, c’était simplement un clochard, quelqu’un sans abri. Mais ce mot réapparaissait toujours à l’approche du festival de Gnaoua à Essaouira, que beaucoup appelaient « le festival des Haddaouis ». 


Ce surnom venait de la manière dont certains jeunes, habillés de manière décontractée, presque bohémienne, fumaient et dansaient, comme si le style hippie des années 60 et 70 avait fait son retour dans les ruelles de la ville. Intrigué par ce terme que j’avais entendu toute ma vie, je me suis finalement lancé dans une quête pour comprendre ce qu’était réellement un Haddaoui. Ce voyage m’a mené bien plus loin que je ne l’aurais imaginé, jusqu'aux racines mystiques du Maroc et à un étonnant parallèle avec les hippies de l’Occident.

Les Haddaouis : Héritiers de la Mystique Soufie
Le terme « Haddaoui » trouve ses racines dans la tradition soufie du Maroc, et est étroitement lié à la figure légendaire de Sidi Abd-er-Rahman El-Mejdoub, un poète et mystique du XVIe siècle. El-Mejdoub, né en 1506 près d'Azemmour, a vécu à une époque marquée par des bouleversements politiques, des famines, et l’invasion étrangère. Dans ses quatrains, il critiquait la société et prônait une vie basée sur la sagesse spirituelle, le détachement matériel et la simplicité. Ses enseignements, remplis de profondeur mystique, parlaient directement aux âmes en quête d’une connexion divine.

Les Haddaouis, qui semblent être des pèlerins mystiques, auraient puisé dans cet héritage spirituel. On raconte qu’ils parcouraient les terres marocaines, se détachant des biens matériels pour se rapprocher de Dieu. Leurs déplacements les amenaient de marabout en marabout, tissant des liens entre les différentes confréries religieuses et les communautés locales. Ils incarnaient une forme d’errance volontaire, toujours en quête de cette extase divine que l’on appelle jedba, un état de transe mystique qui les faisait échapper aux réalités de ce monde.

Ce mode de vie ascétique et mystique des Haddaouis résonne fortement avec celui des Mejdoubs, ces mystiques atteints de folie divine, qui vivaient aux marges de la société, libres des contraintes sociales et des biens matériels. Le Haddaoui était ainsi un être en marge, mais proche du divin, vivant une liberté absolue dans sa quête de transcendance.

Les Hippies d'Essaouira : Un Mouvement Spirituel en Quête de Liberté

Plusieurs siècles plus tard, un autre mouvement en quête de spiritualité et de liberté émergeait dans un tout autre coin du monde. Dans les années 1960, le mouvement hippie faisait vibrer l’Occident. Les jeunes d’Europe et d’Amérique du Nord, déçus par le matérialisme de leurs sociétés, cherchaient un retour à la nature, à la simplicité et à la paix intérieure. Pour certains, Essaouira, cette ville portuaire du Maroc, représentait un refuge mystique où la modernité semblait s’arrêter. Comme les Haddaouis, les hippies fuyaient les conventions sociales, mais à leur manière.


Essaouira, avec ses traditions soufies et la musique envoûtante des Gnaouas, devint une destination incontournable pour ces jeunes idéalistes. La ville offrait un cadre où il était possible de se libérer du tumulte de l’industrialisation. Les hippies arrivaient souvent en groupe, entassés dans des vans Volkswagen colorés, portant des vêtements excentriques, avec pour seuls bagages des valeurs de paix, d’amour et de liberté. Là, dans cette atmosphère enivrante, ils trouvaient une forme de spiritualité qui résonnait étrangement avec celle des Haddaouis.

La musique gnaoua, en particulier, captait leur imagination. Ce rythme hypnotique, ancré dans des rituels soufis, semblait élever l’âme au-delà des préoccupations terrestres, tout comme la jedba des Haddaouis. Les séances d’improvisation musicale avec les Gnaouas et les hippies devinrent ainsi des moments de communion entre deux mondes, chacun cherchant une forme de liberté spirituelle.

Un Pont Entre Deux Mondes : Haddaouis et Hippies

À première vue, il serait facile de penser que les Haddaouis et les hippies appartiennent à deux époques et deux mondes radicalement différents. Pourtant, un examen plus approfondi révèle des points communs profonds dans leur quête existentielle.


café Hippie Essaouira 1972

Le Détachement Matériel : Les Haddaouis, comme les Mejdoubs avant eux, vivaient en marge de la société, rejetant le confort matériel pour mieux se consacrer à Dieu. De manière similaire, les hippies rejetaient le consumérisme de l’Occident, préférant une vie simple et proche de la nature.
La Quête de Spiritualité : La jedba des Haddaouis, cet état de transe mystique qui les rapprochait de Dieu, trouve un écho dans la quête des hippies pour une spiritualité nouvelle. Influencés par les philosophies orientales et les traditions soufies, ces derniers cherchaient eux aussi une forme d’extase spirituelle.
La Liberté : Les deux groupes avaient en commun une soif de liberté, non seulement en termes de style de vie, mais aussi dans leur façon de penser. Les Haddaouis rompaient avec les normes sociales de leur temps en embrassant l’errance mystique, tandis que les hippies rejetaient les conventions de la société industrielle pour explorer des formes de vie alternatives.

Essaouira : Un Carrefour de Spiritualité et de Contre-Culture
Ainsi, Essaouira est bien plus qu’une simple ville balnéaire. C’est un carrefour spirituel où les quêtes de liberté, de simplicité et de transcendance se rencontrent. Du XVIe siècle à aujourd'hui, des pèlerins mystiques Haddaouis aux jeunes hippies des années 60, la ville a accueilli ceux qui cherchent à échapper aux pressions du monde moderne.

Les Haddaouis et les hippies, malgré les siècles qui les séparent, ont chacun à leur manière trouvé dans Essaouira un lieu de transformation spirituelle. Que ce soit par la musique, la méditation ou l’errance, les deux groupes incarnent l’idée que le véritable voyage n’est pas celui du corps, mais celui de l’âme.

Aujourd’hui, en repensant aux paroles de ma mère, je réalise que ce qu’elle voyait en moi, ce n’était pas seulement un enfant désordonné, mais peut-être aussi un esprit libre, comme les Haddaouis et les hippies, en quête de quelque chose de plus grand.


Articles les plus consultés