L’histoire du poème oublié : Aylal et la Mouette

 


L’histoire du poème oublié : Aylal et la Mouette

Au cœur de la ville côtière de Mogador (l’actuelle Essaouira), une découverte inattendue est venue éclairer d’un nouveau jour le patrimoine poétique de la région. Cette histoire débute au XIXe siècle, avec la redécouverte d’une ancienne qasida (poème) du célèbre poète souiri Saddiq, longtemps conservée secrètement par un cordonnier nommé Ghorba, un personnage fascinant à plus d’un titre.

Le cordonnier Ghorba : un gardien du malhoun

Ghorba, aussi appelé "El Ghrabli", était un simple cordonnier, mais également un amoureux du malhoun, une forme de poésie populaire chantée au Maroc. Membre des Hamadcha, une confrérie mystique connue pour ses rituels musicaux, il était un fervent participant des célébrations de l’Achoura à Essaouira. Lors de ces cérémonies, les deux tribus rivales de la ville, les Bani Antar (gens de la mer) et les Chebanat (nomades du désert), s’affrontaient dans des duels poétiques et musicaux, créant un véritable spectacle de mots et de rythmes.

El Ghorba Photo de 1963 (Les vents de Mogador)

Au cours d’un de ces affrontements, Ghorba perdit un œil. Loin de voir cela comme un accident tragique, il portait cette blessure comme un signe de noblesse et de courage, à l’instar d’un guerrier arborant une cicatrice de bataille. Son amour pour la poésie ne s’éteignit pas avec sa blessure. Il garda jalousement un trésor de poèmes dans sa boutique, n’autorisant personne à y toucher. Parmi ces manuscrits se trouvait la qasida de Saddiq, "Aylal et la Mouette", que l’on retrouva seulement à sa mort, révélant au monde cette œuvre perdue.

La qasida d’Aylal et de la Mouette

La qasida raconte une histoire symbolique, celle d’un couple de mouettes nommé Aylal (le mâle) et Aylala (la femelle), noms signifiant "celui et celle qui volent" en berbère. Le mâle, au plumage argenté, et la femelle, avec ses pattes roses, avaient établi leur nid sur la terrasse du poète. Leur beauté éblouissante et leur vol gracieux captivaient tous ceux qui les observaient.

Cependant, le bonheur du couple fut de courte durée. Un jour, Aylal s’envola pour ne jamais revenir, laissant Aylala seule face aux dangers du monde. Un chaton s’approcha de leur nid, menaçant de dévorer les petits restés sans défense. Désespérée, la mouette se mit à lancer des cris perçants qui résonnèrent à travers les fortifications du port.


En réponse à son appel, des centaines d’oiseaux se rassemblèrent autour d’elle, créant une immense vague de solidarité. Ensemble, ils réussirent à faire fuir le félin. Le vent se calma, et la paix revint dans le cœur du poète, symbolisant le pouvoir de l’union face aux tempêtes de la vie.

Voici le texte complet de la qasida :

Qasida : Aylal et la Mouette

Tout commença avec
un couple de mouettes
qui s'en vint bâtir son nid
sur ma terrasse.
Leurs robes blanches scintillaient
tels des sommets enneigés.
et le burnous gris du bien-aimé
virevoltait dans les cieux:

fascination de tout ce qui est
cloué au sol
pour tout ce qui vole !
Un jour le mâle s'est envolé pour ne plus revenir.
Vint alors un chaton qui menaça
de se hisser vers le nid.
Restée seule, que peut faire une mouette
au milieu des tempêtes ?!

Qu'elle s'envole ou demeure,
ses petits seront la proie du félin.
Ses jacassements emplirent alors
les fortifications du port.
Des centaines d'oiseaux
survolèrent l'éplorée,
et le félin disparut.

Le vent tomba et mon âme s'apaisa.
C'est ce qui arrive à celle qui
a vendu sa ceinture d'or,
permettant à l'inconnu de lui dérober
ce qu'elle a de plus précieux.
Elle a beau lancer
des appels de détresse,
personne ne répond.

C'est un poète-conteur qui composa
cette qsida sur la mouette,
comme il en a composé sur l'abeille
et sur la flamme vacillante.
Interroge-toi sur le sens des symboles:
Prends une flamme
et va déchiffrer à ton tour
Les symboles de la vie.

Ne fais pas confiance au temps,
Ô toi qui comprends!
Il fait d'une hutte un château
Et d'un palais
des ruines ensablées dans la baie.


L’interprétation et la morale de l’histoire

La qasida de Saddiq, à travers son récit simple et poétique, nous parle de la fragilité de la vie et de l’importance de la solidarité. La mouette, confrontée à la perte de son compagnon et à la menace pesant sur ses petits, ne trouve pas de réconfort dans l’isolement. Ce sont les autres oiseaux qui viennent à son secours, montrant ainsi que la force réside dans l’union.

La morale de cette histoire pourrait être interprétée de plusieurs manières. D’un côté, elle rappelle la nécessité de ne pas affronter seul les épreuves de la vie. Tout comme la mouette qui, malgré ses cris, ne peut se défendre seule, l’être humain a besoin des autres pour surmonter les tempêtes. D’un autre côté, le poème nous met en garde contre la confiance aveugle dans le temps et la fortune. Ce qui est solide et majestueux aujourd’hui peut devenir une ruine demain.

Enfin, la qasida invite à une réflexion plus large sur les symboles de la vie : la mouette, symbole de liberté, devient également une figure de vulnérabilité face aux forces imprévisibles de la nature et du destin.

L’héritage d’une tradition poétique

Ce poème, découvert par hasard après la mort de Ghorba, est bien plus qu’une simple œuvre poétique. Il est le témoin d’une époque où la poésie et la musique étaient au cœur de la vie quotidienne à Mogador. Ghorba, malgré son apparence modeste de cordonnier, fut l’un des gardiens de cette tradition, préservant avec soin un trésor culturel inestimable.

Ainsi, la qasida de Saddiq, par sa symbolique et sa profondeur, continue de résonner à travers les âges, nous rappelant l’importance de la mémoire, de l’unité, et de la poésie dans la compréhension des mystères de la vie.

Un trésor révélé grâce aux recherches d’Abdelkader Mana
Ce précieux poème n’aurait jamais refait surface sans les recherches approfondies de l'ethnologue souiri Abdelkader Mana. C’est au début des années 1980, dans le cadre du premier colloque de musicologie du festival "La musique d’abord", qu’il a initié ses travaux. À cette époque, ses recherches se sont focalisées sur des domaines peu explorés jusque-là, tels que le malhûn, le Rzoun et d'autres formes poétiques et musicales d'Essaouira, contrastant avec la décennie précédente, davantage axée sur la derdeba des Gnaoua. Grâce à son engagement, cette qasida de Saddiq, enfouie dans l’oubli dans la boutique du cordonnier Ghorba, a été redécouverte, nous livrant ainsi un héritage poétique inestimable de Mogador.

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